lundi 15 avril 2013

Le Président Menars et la Bibliothèque de De Thou

Jean-Jacques Charron, né à Blois (Loir-et-Cher) le 13 novembre 1643, devint possesseur de tous les biens de sa famille en 1669, à la mort de son père Jacques Charron, bailli d’épée, gouverneur de Blois et surtout beau-père du grand Colbert, et de son oncle Guillaume Charron, trésorier général de l’extraordinaire des guerres, décédé sans alliance.



Menars au XVIIIe siècle

Charron agrandit encore de la terre et seigneurie de Mer le domaine de Menars [sans accent aigu sur le « e »], à 6 km. au nord-est de Blois, qui devint en 1676, par lettres patentes de Louis XIV, un marquisat relevant immédiatement de la couronne.



Menars aujourd'hui

Le marquis de Menars ajouta deux pavillons au château, qui ne se composait alors que d’un modeste corps de logis, et fit construire la grande terrasse.


Menars : la bibliothèque en 1976
Il dut à son beau-frère Colbert les emplois d’intendant de la généralité d’Orléans, de capitaine des chasses et gouverneur du château de Blois et président au Parlement de Paris en 1691. Il résidait à Paris, à l’hôtel de Menars ; outre le château de Menars, il possédait un autre lieu de résidence à Neuville-sur-Oise (Val-d’Oise).



Le principal fonds de sa bibliothèque était la célèbre collection de livres formée par le président Jacques-Auguste de Thou (1553-1617), qu’il avait achetée en bloc en 1680, au moment où elle allait être vendue en détail, après la mort de Jacques-Auguste de Thou (1609-1677), deuxième du nom.
C’est par les manuscrits, en un seul lot, que commença la vente de la bibliothèque Thuanienne. Ils furent vendus à l’amiable le 22 mars 1680 à Menars, contre la somme de 4.500 livres tournois. Il garda les manuscrits modernes des frères Dupuy et rétrocéda les manuscrits anciens à Colbert.
Le catalogue des imprimés, dressé par le bibliothécaire Joseph Quesnel, était imprimé depuis le 27 juin 1679 ; c’est seulement le 26 mars 1680 que les créanciers s’abouchèrent avec un libraire et imprimeur, Jacques Villery, deuxième du nom, rue Vieille Bouclerie, à  l’Étoile, au bas de la rue de la Harpe, proche le pont Saint-Michel, pour la vente en détail de tous les livres [13.176 volumes], qui devait commencer le même jour.
D’après Jacques-Charles Brunet, la bibliothèque aurait été dispersée de la façon suivante :

« Cette vente fut effectivement commencée, et déjà pendant une ou deux vacations les curieux de beaux livres avaient pu se partager une partie de ceux qui venaient d’être livrés aux enchères, lorsque, au grand désappointement des premiers enchérisseurs, le président de Menars vint mettre fin à ce déplorable morcellement en achetant en totalité tous les livres qui restaient de cette bibliothèque [le 5 avril 1680, pour 20.061 livres ; Menars en avait déjà acheté aux enchères pour 11.940 livres], qu’ensuite il continua. » (Manuel du libraire et de l’amateur de livres. Paris, Firmin Didot frères, fils et Cie, 1864, t. V, col. 841)



Plan Turgot (1734)

Ces livres et les manuscrits modernes furent transférés dans l’hôtel de Menars, à l’angle de la rue de Richelieu et de la rue Neuve Saint-Augustin. La rue de Menars (IIe) actuelle est seulement l’impasse visible sur le plan Turgot, et n’a pas été percée sur les débris de l’hôtel : c’est la rue du Quatre Septembre qui passe sur l’emplacement de l’hôtel. Joseph Quesnel, bibliothécaire du président de Thou suivit la bibliothèque quand le président Menars l’eut achetée ; le théologien et moraliste Jacques-Joseph Duguet (1649-1733) lui succéda en 1690.   



Par cet achat, Menars acquit la réputation de grand bibliophile et de fin lettré, loué dans le poème de Jean de Santeul, intitulé Bibliotheca Thuana, nunc Menarsiana, carmen  (Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1680) et plus tard par Germain Brice (Description nouvelle de la vile [sic] de Paris. Paris, Nicolas Le Gras, 1706, t. I, p. 211) :
« Les autres Maisons remarquables de la rue de Richelieu, qui se trouvent à son extrêmité, sont, l’Hôtel de Menars, dont les vûes sont charmantes ; de même que de toutes les autres maisons qui se trouvent sur la même ligne, parce qu’elles découvrent la campagne qui est de ce côté-là.
On conserve dans cette maison de très-beaux tableaux, & la fameuse bibliothèque de Thou, autrefois amassée par les grands hommes de ce nom, qui ont fait tant d’honneur à la France par leur merite & par leur doctrine. Jean-Jaques Charron de Menars, Président au Mortier, par une espece de veneration pour ces Illustres, & par la passion ardente qu’il a pour les sciences, a acheté cette bibliotheque une somme considerable, sur le point qu’elle alloit être dissipée, pour satisfaire à des créanciers avides. Tous les jours il l’a fait augmenter de rares Volumes, qui la rendront avec le temps, beaucoup plus considerable qu’elle n’a jamais été. » [sic]

Seuls les Mémoires du duc de Saint-Simon (Paris, Hachette et Cie, 1874, t. XIV, p. 371) apportèrent quelques restrictions :

« C’étoit une très-belle figure d’homme, et un fort bon homme aussi, peu capable, mais plein d’honneur, de probité, d’équité et modeste, prodige dans un président à mortier. Le cardinal de Rohan acheta sa précieuse bibliothèque, qui étoit celle du célèbre M. de Thou, qui fut pour tous les deux un meuble de fort grande montre, mais de très-peu d’usage. » [sic]
 
Dès 1701, Menars chercha à se défaire de sa bibliothèque.
Dans son « Éloge de M. le cardinal de Rohan », lu le 15 novembre 1749 dans l’assemblée publique de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Jean-Pierre de Bougainville rapporta :

« M. le cardinal de Rohan, prodigue de cette estime si capable d’encourager les gens de Lettres, en a souvent aidé plusieurs à l’obtenir, par les secours qu’ils puisoient dans sa bibliothèque, l’une des plus nombreuses & des mieux choisies qui soient en Europe. Celle de M. de Thou, possédée depuis par M. le Président de Menars, en compose le fonds. Elle étoit prête à se disperser en 1701 ; & la France auroit vû passer dans des mains étrangères une partie de ce trésor amassé par un de ses plus grands hommes, si le goût de M. l’évêque de Strasbourg pour les Lettres ne nous l’eût conservé. Il l’acheta dans le fort d’une guerre opiniâtre & ruineuse. Les sollicitations de M. l’abbé de Boissy, qu’il s’étoit attaché dès le temps de sa Licence, & qui fut depuis Associé de l’Académie, contribuèrent à le déterminer. » [sic]

L’évêque de Strasbourg se rendit donc acquéreur de la bibliothèque Thuanienne, pour 36.300 livres, non, comme le disent Brunet et Le Roux de Lincy, à la mort du président Menars en 1718, mais en 1706.


J. Passerat. Les Trois Livres de la bibliothèque d'Apollodore.
Paris, Gosselin, 1605

Menars forma aussitôt une nouvelle bibliothèque. Elle contenait encore plusieurs manuscrits superbes des Dupuy provenant de Jacques-Auguste de Thou (II), que Menars s’était réservés lors de la vente de 1706.


Menars, église Saint-Jean-Baptiste : tombeau de J.-J. Charron

Le marquis mourut subitement à Menars le 16 mars 1718 ; il fut inhumé dans la chapelle seigneuriale de l’église Saint-Jean-Baptiste, où sa tombe se voit encore aujourd’hui.

Peu après, sa seconde bibliothèque fut vendue par ses héritiers à un libraire de La Haye, Abraham de Hondt (1659-1726) qui la dispersa en vente publique dans la Grande Salle de la Cour, en 17 vacations, du 10 au 28 juin  1720. En effet, contrairement aux libraires d’Amsterdam, d’Utrecht et de Rotterdam, les libraires haguenois étaient libres de faire venir des bibliothèques de l’étranger, qu’ils vendaient à la Grande Salle.


Le catalogue de la Bibliotheca Menarsiana, ou Catalogue de la Bibliotheque de feu Messire Jean Jaques [sic] Charron (La Haye, Abraham de Hondt, 1720, in-8, [6]-556 p., 7.730 lots) présente quatre parties :
- p. 1-8 : manuscrits de théologie in-folio (78 lots).
- p. 9-153 : imprimés et manuscrits in-folio (2.013 lots : le lot 2.013, omis p. 153, a été mis p. 554) ; 1 feuillet chiffré * 8 et ** 8 a été ajouté pour 1 lot supplémentaire exceptionnel (Biblia latina de 1462) ; les pages 70 et 71 sont doublées.
- p. 155-403 : imprimés et manuscrits in-quarto (3.392 lots).
- p. 405-554 : imprimés et manuscrits in-octavo et « minori forma » (2.246 lots).

Sous prétexte que l’exemplaire de la Bibliothèque du Roi ne portait pas de prix de vente, Paulin Paris affirma que la « Menarsiana » avait été achetée en bloc (Les Manuscrits françois de la Bibliothèque du Roi. Paris, Techener, 1841, t. IV, p. 435). Les prix figurent bien en marge de l’exemplaire de Isaac Meulman (1807-1869), négociant et bibliophile à Amsterdam, appartenant aujourd’hui à la Bibliothèque de l’Université de Gand. Les deux enchères les plus élevées furent :



** 1. (p. * 8). Biblia latina. 2. vol. Moguntiae 1462. 1.200 liv.


2.525. (p. 340). Anacreontis Teii Odae, Gr. Lat., ab Henrico Stephano Latinitate donatae. Parisiis H. Stephan. 1554 impressa in membrane ; Exemplar elegantissimum, e Biblioth. Illustr. Grolierii. 120 liv.

Des livres provenant de la bibliothèque Thuanienne entrèrent alors pour la première fois dans le commerce de la librairie. Soixante neuf ans devaient s’écouler avant que les amateurs pussent revoir de ces beaux volumes passer en vente, grâce à l’héritier du prince de Soubise. Cependant, plusieurs volumes achetés lors des premières vacations d’avril 1680 étaient passés dans les mains des libraires ; parmi ceux achetés par Huet, qui furent incorporés finalement dans la Bibliothèque du Roi, certains furent alors échangés ou vendus à des libraires.



Les volumes qui appartenaient à Menars étaient ornés de ses armoiries (« D’azur au chevron d’or, accompagné de trois étoiles du même, deux en chef et une en pointe »), ou du monogramme « CCJJM » entre les nerfs. 





A. Arnauld. La Tradition de l'Eglise sur le sujet de la Pénitence.
Paris, Antoine Vitré, 1645

Les manuscrits des Dupuy avaient été vendus à l’amiable le 10 avril 1720, par Marie-Thérèse Charron de Neuville et Marie-Françoise-Thérèse Charron de Nozieux, les deux filles et héritières de Menars, pour 25.000 livres, au procureur général Guillaume-François Joly de Fleury, qui les abandonnera, le 10 juillet 1754, à la Bibliothèque du Roi, moyennant 60.000 livres.
  

N.B.
Lorsqu'un nom nobiliaire possède plusieurs syllabes, on l'abrège en le privant de la particule s'il est présenté seul, sans prénom ni titre de civilité antéposé : on dit « Castelneau » pour « de Castelneau », Musset pour  « de Musset », etc.
On ne peut pas le faire si le nom est monosyllabique : de Thou, de Lattre, de Gaulle : jamais Thou, Lattre, ni Gaulle. Ce qui entraîne dans la construction génitive une sorte de bégaiement de l'œil : de de… L'exécution de de Thou, l'action de de Lattre, la pensée de de Gaulle (au lieu de la poésie de « Musset », etc.). Ici intervient une convention typographique destinée à écarter ce doublement ; l'usage veut que l'on mette une capitale au second « de » : l'erreur de De Thou, la mort de De Lattre, l'intégrité de De Gaulle, etc.



1 commentaire:

  1. Passionnant !
    Je ne passerai plus rue du Quatre Septembre de la même façon, maintenant !
    Textor

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